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SERENDIPITY

"Homme libre, toujours tu chériras la mer"* : sur Le Règne du vivant d'Alice Ferney - une lecture critique de Stéphane

1 Octobre 2014, 10:18am

Publié par Seren Dipity

Roman d'aventures et de réflexions, roman écologique et militant, Le Règne du vivant est le portrait d'un héraut/héros de notre temps.

La couverture, comme d'habitude chez Actes Sud, est superbe :

Ca débute comme ça :

"Avant de m'asseoir pour consigner cette histoire, je l'ai vécue. J'ai vu se lever l'activiste et croître sa détermination."

Gerald est un grand reporter qui a sillonné le monde. Lors d'un entretien avec le président de l'association Noé qui milite pacifiquement contre la pêche illégale, le cas du dissident Magnus Wallace est évoqué. Wallace a quitté Noé lorsqu'il a compris que leur seule arme était les négociations vaines, la conciliation illusoire avec des gouvernements pourris jusqu'à la moelle. Wallace a alors créé Gaïa et a pris les armes pour lutter contre le génocide des baleines et des requins.

Qui est-il?

Quels sont ses armes?

Gerald décide de rejoindre Gaïa et l'équipage de l'Arrowhead pour découvrir Magnus Wallace.

"Avant d'approcher la personne, on pouvait pister le personnage."

Un fou, un terroriste, "une sorte de gourou misanthrope", "un crétin dangereux" - pour les uns. Pour les autres : un messie, un héros. Refusant les compromis, ne reculant sur rien dès qu'il s'agit de protéger les animaux en danger.

"En voilà un qui dérangeait la profession ! Il disait justement qu'il n'y avait pas de profession mais seulement une action, dont le but était de faire disparaître sa propre raison d'exister. Gagner en tant que militant, c'était devenir inutile, en somme se détruire."

Capitaine au long cours, homme de terrain il est aussi intellectuel. Intransigeant, entier. Bref, libre.

Libre et libéré des contraintes contorsionnistes de Noé, Magnus Wallace va utiliser toutes les forces de sa personnalité pour se mettre en travers du chemin -littéralement- des pileurs des mers du monde. Son coup d'éclat : avoir éperonné un bateau de pêche sauvage, le Leviathan. Depuis, il est le flibustier écologique le plus connu, faisant respecter le bon droit sur toutes les mers du globe.

Avec Magnus Wallace, Alice Ferney fait le portrait d'une désillusion.

"J'ai bu le lait de Mai 68. J'ai cru mise à mort la société de consommation. J'ai écouté les yeux écarquillés les gouvernants du monde entier s'inquiéter de l'avenir de la Terre. Qu'ont-ils fait depuis leurs sommets? Qu'ils parlent donc, et qu'on me traite d'extrémiste! Je le suis si la modération consiste à ne rien faire. La passivité n'est pas mon truc. Si vous ne dénoncez pas un problème que vous voyez, vous devenez partie prenante de ce problème. [... Je veux bien être jugé pour mon action, mais pas dans notre bel aujourd'hui, seulement par le tribunal du temps et de la Terre. Le seul jugement qui compte est celui des générations à venir."

Mais déçu ne veut pas dire vaincu, Wallace sait que l'arme d'aujourd'hui, c'est la présence médiatique. Pour exister, le mouvement doit être vu, entendu. Il multiplie les interventions, les images, les interviews. "En mer il attaque, à terre il parle."

Sur l'Arrowhead, le journaliste découvre l'implication sans limites des militants, leur "élan sacrificiel". Ils viennent de tous les pays, de toutes sortes de professions. Certains ont renoncé à des carrières confortables pour rejoindre le mouvement Gaïa. Pourquoi? Parce que la Terre, comme sur le drapeau de Gaïa, saigne. Ils ont vu le monde et ne l'ont pas aimé. Dans les mers rougies par le sang des milliers de requins et baleines massacrées pour de l'argent, aucun son. La grâce des poissons, comme leur souffrance, est silencieuse. "Nous étions là pour crier à leur place."

Et pour remettre l'homme à sa place, ou la lui rappeler : "L'Anthropocène se caractérise par un taux d'extinction cent fois supérieur au taux naturel tel qu'il est évalué depuis l'ère tertiaire."

Parcouru de moments épiques, des bras de fer sur mer, de moments de silence réflexif dans le pôle, suivis de scènes emplies de bruit et de fureur, de passages sublimes sur la beauté des mers et leurs habitants,  Le Règne du vivant est non seulement un excellent roman,  à la beauté et l'efficacité redoutable, c'est une déflagration dans notre indifférence silencieuse ou notre méconnaissance de l'horreur qui est en train de se produire.

Signé Stéphane

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* Premiers vers de L'Homme et la Mer, de Baudelaire :

Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.

Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur 
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.

Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !

Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !

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