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SERENDIPITY

Superwoman (where were you?) * : sur Les douze tribus d'Hattie d'Ayana Mathis - une lecture critique de Stéphane

16 Février 2014, 10:59am

Publié par Seren Dipity

C'est un premier roman d'une force rare, poignant, féroce, à la construction habile.

Ca débute comme ça :

" - Philadelphia et Jubilee! s'écria August quand Hattie lui dit comment elle voulait appeler ses jumeaux. Tu vas quand même pas donner des noms bizarres comme ça à ces bébés!"

Ces deux prénoms "bizarres" selon August mais "un nom de promesse et d'espoir, un nom tourné vers l'avenir, pas vers le passé" selon Hattie - ces deux prénoms qui ouvrent le livre vont offrir des clefs de lecture. Philadelphia, en 1925, c'est le déracinement initial : Hattie et August ont quitté la Géorgie pour le nord où les blancs sont moins hargneux (l'épisode terrible, en 1954, avec la soeur d'Hattie est là pour le rappeler). Mais cet Eldorado-là  (qu'un prêtre en Georgie avait osé qualifier de "Nouvelle Jérusalem" avant d'être accusé de trahir la cause des noirs) n'épargne pas la misère.

Jubilee, c'est la célébration, dans la durée, d'un événement. Cet événement liminal, c'est le premier chapitre des Douze tribus d'Hattie, qui, comme tous les autres, portent le prénom d'une branche descendante de cet arbre généalogique et une date - cet événement, c'est la mort des deux enfants. La longue agonie désespérée de Philalphia et Jubilee est une épreuve marquante pour le lecteur, mais pour Hattie cette souffrance et cette perte vont être déterminantes. La vie d'Hattie va se faire autour de ce vide, dans l'abnégation et l'obsession de protéger ses enfants - quitte à ce que le dévouement soit la seule marque d'affection ; le portrait d'Hattie est un portrait en creux.

"Toutes ces âmes qui avaient fui le Sud étaient, à cet instant précis, rayonnantes de promesse dans ce maudit hiver des villes du Nord. Hattie savait que ses bébés allaient survivre. Ils étaient petits et à la peine, mais Philadelphia et Jubilee faisaient déjà partie de ces âmes lumineuses, ils incarnaient déjà la naissance d'une nouvelle nation."

La tribu d'Hattie va en effet nous offrir des portraits de cette nouvelle nation dont parle Ayana Mathis. Cette présentation kaléidoscopique d'une tribu et d'une nation se fera par épisodes, entre 1925 et 1980. Du bouleversant double portrait des jumeaux et de leur mort jusqu'au portrait de Sala, la petite fille d'Hattie (et ce superbe dernier paragraphe en compagnie d'Hattie, une dernière fois), en passant par les enfants d'Hattie, onze au total.

Floyd le trompettiste talentueux à la sexualité indécise qui se rendra dans le Sud, "là-bas" comme dit Hattie par refus de dire Georgie. Floyd, dont la trompette, à l'image de l'écriture d'Ayana Mathis, "demandait aux gens quels étaient leurs ennuis et elle les leur renvoyait dans son souffle. Il n'y avait rien que cette trompette ne pût exprimer."

Et d'un portrait à l'autre, Ayana Mathis va nous montrer l'étendu de cette pallette qu'elle maîtrise tant. Qu'il s'agisse d'un homme qui a perdu sa famille à cause de l'alcool et qui est perdu à Saïgon en 68 dans ses délires paranoïaques, ou d'une femme enfermée dans sa vie bourgeoise où elle ne semble jamais à sa place et dans un passé empli de culpabilité - tous les enfants d'Hattie ont leur lot de difficultés. Mais surtout,  sous la plume d'Ayana Mathis, ils sont d'une authenticité incroyable et illuminés de moments de grâce.

Hattie Shepherd ("berger") peut accepter le pire pour elle : la pauvreté, les désillusions, le déshonneur de l'aide social, les tromperies de son mari - mais elle le refuse pour ses enfants. Au cours de cette vie, elle aura l'opportunité de fuir ce destin mais ne pourra aller au bout en abandonnant ses enfants.

"- Faut pas croire que c'est arrangé et que tout va pour le mieux entre nous, dit-il.

- Est-ce qu'il y a déjà eu un moment où tout allait pour le mieux, August?"

Superwoman, where were you when I needed you? chante Stevie Wonder... Toujours là, Hattie est toujours là, à veiller sur cette tribu malmenée par la vie. Brisée par le deuil et la déception, mais toujours là.

Quel livre!

Signé Stéphane

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* Stevie Wonder, ICI. Après avoir hésité avec Lennon. "Mother, you had me but I never had you."

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