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SERENDIPITY

Western canadien : sur Les Saisons de la solitude de Joseph Boyden - une lecture critique de Stéphane

11 Décembre 2009, 21:45pm

Publié par Seren Dipity

Pour ceux qui auraient raté Le Chemin des Âmes en 2006 (Ed. Albin Michel, puis Livre de Poche), il faudra commencer par là. Un premier roman qui avait surpris tout le monde par son souffle et sa maîtrise. Je me souviens encore de cette lecture, de la douceur du récit au coeur de la furie des hommes. Le Chemin des Ames racontait la participation de deux indiens Cree à la première guerre mondiale. Boyden alternait magnifiquement le récit de ces deux 'sauvages' au coeur d'une sauvagerie bien plus grande, avec le récit de la grand mère du seul survivant, venue le chercher pour le ramener à la maison. Cette lente remontée du fleuve vers les terres originelles avait la puissance d'un Conrad Au Coeur des Ténèbres. Les parties au Front rappelaient les passages sur la "boucherie internationale" dont parle Céline dans Voyage ou Chevalier dans La Peur. Rien que ça.
Les Saisons de la Solitude utilise également l'alternance de deux récits où éclatent, encore, le talent de Boyden. Nous retrouvons les descendants du survivant du Chemin des Ames. Son fils est dans le coma et il nous raconte son parcours de pilote, chasseur, veuf, alcoolique. Un homme traqué par les petites frappes du coin parce qu'ils pensent qu'il est un mouchard. Sa nièce est à son chevet. Elle lui parle, telle Shéhérazade pour lemaintenir en vie. Elle  lui raconte sa vie dans le sud, à New York, sur les traces de sa petite soeur qui est devenue mannequin et qui a disparu.
Personnages forts, magnifique saga familiale et épisodes puissants, Les Saisons de la Solitude est aussi une course contre la mort et une quête pour la survie dans les couloirs sordides d'un hôpital, au coeur de la nature violente du grand nord ou dans la jungle urbaine et les boites hype de New York.
Un grand, grand western moderne - assurément.


Puisque les éditions Albin Michel ont eu la bonne idée de mettre en ligne les premières pages de ce roman, on va se faire plaisir... Les voici :

" Quand il ne restait plus de Pepsi pour mon whisky, mes
nièces, il y avait toujours du soda. Pas de soda ? Il y avait l'eau de la rivière. L'eau de la rivière est légère, un peu entre les deux. Et l'eau de la Moose River est froide. Froide comme la vie  entre  deux  couleurs.  Comme  la  vie  dans  cet  endroit. Quand le whisky était du Crown Royal, l'eau brune de la Moose River faisait un très, très bon mélange.

   Vous savez  que j'étais  un pilote de la  forêt.  Le meilleur. Mais le meilleur doit avoir des accidents. Et j'en ai eu, moi. Trois. Il faut que je vous explique. Le premier, j'étais jeune. Le  monde  m'appartenait.  Je  n'avais  peur  de  rien.  C'était juste  avant  qu'Helen  et  moi  ayons  notre  aîné.  Le  premier, j'étais soûl, mais ce n'était pas la raison. J'avais l'habitude de piloter avec quelques verres dans le nez. Je croyais vraiment que le whisky améliorait ma vue. Mais la vue n'était pas en cause. Attendez. Si, elle l'était. Une tempête de neige. Visibilité  nulle.  Alors  que  les  tourbillons  empêchaient  de  distinguer  la  piste glissante,  j'ai  obtenu  le  feu  vert  de  la  tour  de contrôle de Moosonee, non sans un avertissement : risque de blizzard. Une  heure  plus  tard,  j'avais  parcouru  une  centaine  de miles  au  nord  de  la  Moose  River  pour  aller  chercher  des trappeurs  qui,  malgré  eux,  devaient  quitter  leurs  lignes  de trappe.  Je  me  hâtais  avant  que  la  nuit  tombe.  Je  pensais savoir où ils se trouvaient. J'étais comme chez moi dans un avion. Mais au cœur d'une tempête de neige ? Je chantonne, et  une  seconde  plus  tard  mon  alimentation-carburant  se grippe, je descends en vol plané et j'atterris en catastrophe sur une rivière gelée. Le plus incroyable ? Aveuglé comme je l'étais, si j'avais touché le sol à quelques mètres sur la droite ou sur la gauche, j'aurais enroulé mon appareil autour d'un des  épicéas  noirs  bordant  les  berges.  Tête  écrabouillée contre le manche. Jambes broyées, brûlées contre le moteur chauffé  au  rouge.  Parfois  les  ancêtres  veillent.  Chi  meegwetch, omoshomimawak !

   L'avion  n'a  pas  trop  souffert,  mais  c'était  quand  même un  accident.  C'est  la  première  fois  que  je  l'ai  frôlée.  La longue nuit noire. Inutile de prononcer son nom.  Dès  que  j'ai  réussi  à  ouvrir  la  porte,  la  neige,  elle  s'est arrêtée.  D'un  coup.  Comme  dans  un  film.  Et  lorsque  la couche de nuages s'est déchirée en cet après-midi de janvier, à plus de cent miles de Moosonee, le froid est venu, si brutal que je n'avais que deux solutions. Soit décider que le froid était un être vivant qui en voulait à  ma  vie.  Et  là,  je pouvais  me  mettre  en  colère  contre  lui, déplorer l'absence de justice dans le monde, puis commencer à paniquer. Soit décider que le froid, élément de la nature, n'était qu'un  fâcheux dérèglement  de  la météo.     Dans    ce   cas, sachant  que  l'univers  physique  animé  de  mauvaises  intentions  ne  me  guettait  pas  dans  l'ombre  noire  des  sapins,  je pouvais essayer de faire face avec les moyens dont je disposais.  Et  là,  réalisant  quel  idiot  j'étais  de  me  retrouver  ainsi sans l'équipement approprié – vêtu seulement d'un blouson  de jean, avec aux pieds des chaussures de jogging –, je me mettais en colère, et je commençais à paniquer. Moi, je préférais la première solution, décréter que Mère Nature  était  une  enragée,  une  salope.  Elle  n'attend  que l'occasion de te tuer. T'as baisé avec elle si longtemps qu'elle n'est que trop contente de t'éliminer. Mais surtout, je pouvais  ainsi  me  mettre  en  colère  sur-le-champ,  rejeter  sur  le temps  la  responsabilité  de  mes  ennuis.  La  panique  vient plus  vite  comme  ça,  mais  elle  devait  de  toute  façon  venir, non ?

   Alors  je  me  suis  extirpé  du  cockpit  puis  j'ai  marché  sur l'aile, effrayé par la forêt, le froid tout autour de moi, résolu à aller  ramasser  du bois pour  faire un feu, et j'ai sauté  sur la rivière gelée.

   Enfoncé dans la couche de neige jusqu'au torse, je me suis aussitôt traité de stupide ivrogne. L'eau glacée m'a coupé la respiration, tandis que le flot puissant battait mes jambes et m'arrachait  mes  tennis  délacées,  si  bien  que  la  dernière chose que mes pieds ont sentie, c'est les chaussures emportées par le courant.

   Le temps que je remonte sur l'aile, j'étais si engourdi des pieds à la taille que j'ai dû me hisser dans le cockpit à l'aide de mes seules mains mouillées tout en décollant mes doigts qui gelaient au contact de la carlingue et dont la peau s'arrachait.  Je  haletais.  J'ai  lancé  un  appel  radio,  et  lorsque  ma femme a fini par répondre, elle n'a pas compris un mot de ce  que  je  racontais.  Elle  a  cru  qu'il  s'agissait  d'un  gamin jouant avec la CB de son père, et elle a coupé la communication."

Précipitez vous sur la suite de ce magnifique roman.

Signé Stéphane

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