Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
SERENDIPITY

Voodoo chile* : sur Bain de Lune de Yanick Lahens - une lecture critique de Stéphane

28 Novembre 2014, 08:50am

Publié par Seren Dipity

Le cheminement d'un livre est parfois houleux. De l'auteur au lecteur, le périple est long. D'Haïti en France, Bain de lune s'était ensuite hissé de mon bureau à ma table de chevet, signe que le livre m'avait suffisamment intéresser. Restait encore à remonter péniblement en haut de la pile qui menace chaque jour de tomber.

Le Prix Fémina a fait grimper le roman en haut de la pile. Comme quoi, y a du bon dans les prix de l'automne. A part les ventes, j'veux dire.**

Ca débute comme ça :

"Après une folle équipée de trois jours, me voilà étendue là, aux pieds d'un homme que je ne connais pas. Le visage à deux doigts de ses chaussures boueuses et usées. Le nez pris dans une puanteur qui me révulse presque. Au point de me faire oublier cet étau de douleur autour de mon cou, et la meurtrissure entre les cuisses."

Cette voix qui vient d'outre-tombe, qui "radote comme une vieille", "divague comme une folle" introduit et sert de point de fuite vers le présent à Bain de lune. Cette voix alterne avec la voix des siens, ceux d'Anse bleue, ce "nous" qui sert de point de vue à l'histoire familiale et remonte sur plusieurs décennies. Ce "nous" contient d'ailleurs la voix de la noyée : la présence de l'arbre généalogique en fin de volume (celui des Lafleur/Dorival et celui des Messidor) n'est pas qu'informatif, il symbolise à lui seul les liens particulièrement forts du sang et leurs impacts dans la vie des membres de la famille.

Tout commence par une rencontre, un jour de marché***. Une jeune femme est là, avec sa mère, Ermancia, pour vendre poissons et légumes. Elle s'appelle Olmène Dorival, de la lignée des Lafleur. Un homme arrive à cheval. Tertulien Messidor est immédiatement attiré  par le jeune femme.

"Ermancia, comme les autres femmes du marché, comme nous tous, était prise entre crainte et enchantement. L'enchantement que provoque l'attention d'un homme aussi puissant, et la crainte des conséquences souvent néfastes d'un tel pouvoir sur nos vies."

Qu'importe pour Olmène. Voilà sans doute une porte de sortie. "Elle n'avait que sa jeunesse à offrir à un homme qui vivait sous le même toit que son épouse et qui avait déjà essaimé sa giclée dans tant de fleurs de fmmes. Olmène n'était pas dupe. Mais Tertulien n'en était à ses yeux que plus puissant."

Ce mélange de crainte et d'enchantement, loin d'être anecdotique est crucial. Le vaudou règne en maître ici, et ces croyances puissantes, faite de crainte et d'enchantement justement, déterminent souvent le comportement des habitants. Elles font la pluie et le beau temps, au sens propre comme figuré. Les tempêtes et les ouragans aussi. "Les chants, de plus en plus forts, de plus en plus profonds, suppliaient les dieux. De nous pardonner. De nous comprendre. De nous aimer. De nous châtier même. Mais d'être là."

Etre là. Dans ce petit pays, ce petit monde, cette famille.

"La route jusqu'à Anse Bleue avait été longue. Très longue. Elle menait à notre monde. Un monde sans école, sans juge, sans prêtre et sans médecin. Sans ces hommes que l'on dit de l'ordre, de la science, de la justice et de la foi.

Un monde livré à nous-mêmes, des hommes et des femmes qui en savent assez sur l'humaine condition pour parler seuls aux Esprits, aux Mystères et aux Invisibles."

Mais Bain de lune ne se résume pas à du voudou et une sombre histoire d'amour extraconjugal. Au gré des années qui passent, de l'arbre qui grandit, des branches qui pourrissent, se déroule l'histoire de l'île. Même si cette Histoire se dessine en arrière plan, toujours en lien avec l'histoire familiale.

"Nous n'avions nulle part où aller. Et, puisque la peur gagnait du terrain chez nous, à Anse Bleue, Fénélon [frère d'Olmène] choisit d'être du côté de ceux qui la disséminaient. Du côté des porteurs de lunettes noires, de machette, de foulard rouge et de revolver." 

Mais Bain de lune est avant tout un roman superbe, à la construction habile, porté par une écriture sensible et charnelle. Le portrait de cette famille et de ce pays est splendide, envoûtant comme ces chants ancestraux, avec la solidarité et les croyances comme seuls armes contre les terribles coups de l'Histoire et des éléments.

Signé Stéphane

___________________

* Jimi Hendrix, ICI.

** Pas tant que ça, d'ailleurs, on en reparlera bientôt, chiffres à l'appui.

*** Le prochain Gaudé commence également au marché...

Commenter cet article