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SERENDIPITY

Tango funèbre* : sur Réparer les vivants de Maylis de Kerangal - une lecture critique de Stéphane & Jean-Philippe

7 Avril 2014, 12:26pm

Publié par Seren Dipity

Il y a quelques semaines, Jean-Philippe m'a dit que nous avions fait une erreur en récompensant Maylis de Kerangal, en 2012, pour Tangente vers l'est.

Ce Prix Landerneau, très largement mérité, nous privait de la possibilité de la récompenser cette année pour Réparer les vivants. Et de la remercier, sincèrement, pour cette lecture époustouflante

Il a raison. Réparer les vivants aurait dû sortir en septembre. Il aurait dû recevoir tous les plus gros prix de la rentrée. Mais peu importe, finalement, hein? Elle vient d'entrer dans mon Top100, c'est pas mal, non?

 

Ca débute comme ça :

"Ce qu’est le coeur de Simon Limbres, ce coeur humain, depuis que sa cadence s’est accélérée à l’instant de la naissance quand d’autres coeurs au-dehors accéléraient de même, saluant l’événement, ce qu’est ce coeur, ce qui l’a fait bondir, vomir, grossir, valser léger comme une plume ou peser comme une pierre, ce qui l’a étourdi, ce qui l’a fait fondre – l’amour ; ce qu’est le coeur de Simon Limbres, ce qu’il a filtré, enregistré, archivé, boîte noire d’un corps de vingt ans, personne ne le sait au juste, seule une image en mouvement créée par ultrason pourrait en renvoyer l’écho, en faire voir la joie qui dilate et la tristesse qui resserre, seul le tracé papier d’un électrocardiogramme déroulé depuis le commencement pourrait en signer la forme, en décrire la dépense et l’effort, l’émotion qui précipite, l’énergie prodiguée pour se comprimer près de cent mille fois par jour et faire circuler chaque minute jusqu’à cinq litres de sang, oui, seule cette ligne-là pourrait en donner un récit, en profiler la vie, vie de flux et de reflux, vie de vannes et de clapets, vie de pulsations, quand le coeur de Simon Limbres, ce coeur humain, lui, échappe aux machines, nul ne saurait prétendre le connaître, et cette nuit-là, nuit sans étoiles, alors qu’il gelait à pierre fendre sur l’estuaire et le pays de Caux, alors qu’une houle sans reflets roulait le long des falaises, alors que le plateau continental reculait, dévoilant ses rayures géologiques, il faisait entendre le rythme régulier d’un organe qui se repose, d’un muscle qui lentement se recharge – un pouls probablement inférieur à cinquante battements par minute – quand l’alarme d’un portable s’est déclenchée au pied d’un lit étroit, l’écho d’un sonar inscrivant en bâtonnets luminescents sur l’écran tactile les chiffres 05:50, et quand soudain tout s’est emballé."

5h50, la journée commence pour Simon Limbres et ses copains surfeurs. Malgré le froid ils sont bien décidés à profiter des conditions parfaites pour un bon ride.

Au retour, ils ont un accident. Simon, placé au milieu de la banquette avant, n'est pas attaché. Arrivé à l'hopital, c'est déjà fini. Il est en mort cérébral. Un don d'organes est possible.

5h50. Vous entrez dans Réparer les vivants comme vous plongeriez dans l'eau glacée : vous êtes saisi, tétanisé, vous cherchez l'air mais il n'y a pas d'air, vous ne respirez plus. Où que vous vous tourniez, l'eau - la vie - est là : comme le coeur de Simon dans ces 24 heures que durent le roman.

5h49, le lendemain et vous sortez de l'eau, mais il vous faudra du temps pour en revenir, tant le roman est d'une force peu commune. Beaucoup de temps.

Réparer les vivants, c'est le ballet qui se joue autour de Simon. De l'infirmière fatiguée par une nuit agitée avec un amant volatile, jusqu'à la femme qui recevra le coeur de Simon, en passant par ses parents, sa petite amie, les docteurs, etc.

Dès que le "morse de la médecine" a donné son verdict, il se passe autre chose. "Une heure plus tard, la mort se présente, la mort s'annonce, tache mouvante au pourtour irrégulier opacifiant une forme plus claire et plus vaste, la voilà, c'est elle."

Avec une langue riche, au rythme hypnotique, haletante au sens figuré comme au sens propre (comme si la tachyphémie venait parfois mimer la tachycardie ; les phrases courtes, chocs, elles, rappelent l'arythmie de Simon),  à la puissance d'évocation d'une rare beauté et d'une force constante (quand d'autres peinent à la maintenir sur un paragraphe) Maylis de Kerangal dit la douleur, le temps, le doute, le séisme émotionnel. L'espoir des uns, le désespoir des autres.

"Elle a dû crier fort, assez fort en tout cas pour que la petite réapparaisse, lente et grave, les yeux ronds, et vienne se figer à l'entrée de la chambre, la tête appuyée contre le chambranle de la porte, regard fixé sur sa mère qui ne la voit pas mais halète comme un chien, gestes précipités et visage tordu, pianote sur son portable pour appeler Sean qui ne décroche pas -décroche, décroche bordel -, sa mère qui enfile ses vêtements à la hâte, bottes chaudes, vaste mantea, écharpe, puis fonce dans la salle de bains pour s'asperger le visage d'eau froide, mais aucune crème, rien, quand relevant la tête du lavabo, elle croise son regard dans le miroir - iris glacés sous les paupières gonflées, comme pochées par un coup, yeux Signoret, yeux Rampling, le rayon vert au ras des cils -, saisie alors de ne pas se reconnaître, comme si sa défiguration avait commencé, comme si elle était déjà une autre femme : un pan de sa vie, un pan massif, encore chaud, compact, se détache du présent pour chavirer dans un temps révolu, pour y chuter, et disparaître."

Maylis de Kerangal explore les corps, les esprits, le langage, la gestuelle, la technique. Elle prend en charge chaque corps, chaque mot. Les premières pages sur le raz de marée qui noie la mère, Marianne, seule au début face à l'inconcevable, sont superbes. Elle n'arrive pas immédiatement à joindre son ex-mari. Il lui faut attendre, "[...] épuiser le temps [...]" ; il lui faut "Créer des leurres, détourner la violence." Impossible, évidemment.

"Ce qui aura lieu cette nuit dans l'enclave du bloc, l'idée qu'ils s'en font, ce morcellement du corps de Simon, sa dispersion, tout cela les épouvante mais ils veulent savoir. Rémige inspire longuement avant de répondre : on incise le corps, on prélève, on referme. Des verbes simples, des verbes d'action, des informations atonales pour contrecarrer la dramatisation liée à la sacralité du corps, à la transgression de son ouverture."

Réparer les vivants n'est pas que l'histoire d'une transplantation. C'est les histoires des vies de Simon  Limbres et de ses satellites. "Il est placé au centre de la pièce - il est le coeur du monde."

Arrivé au terme du roman, subjugué et secoué, comme rarement je l'ai été, par l'écriture de Maylis de Kerangal, je lis, dans cette scène absolument sublime du roman où Thomas lave et répare le corps de Simon et chante pour lui - je lis  : "[...] il le propulse dans un espace post mortem que la mort n'atteint plus, celui de la gloire immortelle, celui des mythographies, celui du chant et de l'écriture."

Alors je pense, remplacez "il" par Maylis de Kerangal.

 

Signé Stéphane

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Comme beaucoup de monde, j'ai découvert Maylis de Kerangal avec Naissance d'un pont, et comme beaucoup de monde le livre m'avait emballé. Ce qui m'avait particulièrement enthousiasmé c'était les portraits des personnages, la manière dont elle les rendait sensibles, palpables, proches et humains. J'avais lu son roman suivant  Tangente vers l'est, un peu moins fort, mais toujours attachant. Dans celui-ci ce qui m'avait le plus plu c'était l'unité de lieu, toute l'action se passait dans un train, (pas n'importe lequel, le Transsibérien) en lui donnant une vraie personnalité.

On retrouve un peu toutes ces qualités dans Réparer les vivants, unité de temps et de lieu, quasiment toute l'action se passe durant une nuit dans un hôpital. On retrouve également sa capacité à rendre sensible chaque personnage. Mais rien dans ses précédents romans nous avait préparé au choc émotionnel que nous propose Maylis de Kérangal.

Le sujet, déjà : un jeune homme, Simon Limbres (on pense aux limbes, évidemment) victime d'un accident de voiture est transporté dans un service de réanimation et décède. Le roman est tour à tour le récit d'une mort, d'une transplantation, et d'une certaine manière d'une résurrection.

Et puis, et surtout, l'écriture : à la fois précise et tranchante, virevoltante et lyrique. Elle donne le rythme, les phrases s’allongent, se raccourcissent comme des pulsations cardiaques. Mais rien de théorique, ici, bien au contraire, tout est sensible, épidermique, touchant, un véritable roman sensoriel, et bouleversant.

Quand je lisais ce roman j'écoutais beaucoup la musique d'Autechre, groupe d'éléctro anglais, en particulier les albums « Tri repetae » et « LP5 », et une véritable analogie s'est créé entre les mots et la musique. Les sons d'Autechre, à la fois clinique, dépouillé et chaleureux, créant la bande son parfaite.

Réparer les vivants est le roman incontournable de ce début d'année, et pour l'instant le premier chef d’œuvre de Maylis de Kérangal, en espérant qu'il y en ait beaucoup d'autres.

 

Signé Jean-Philippe

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* La version de Bashung, que l'on retrouve dans le roman.

Maylis de Kerangal lit un extrait : ICI.

 

NARELLE AUTIO - THE PLACE IN BETWEEN, SIREN II (utilisé sur la couverture)

NARELLE AUTIO - THE PLACE IN BETWEEN, SIREN II (utilisé sur la couverture)

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